Calais, Paris… Les bidonvilles n’ont jamais disparu. Leur éradication est un mythe

Calais, Paris… Les bidonvilles n’ont jamais disparu. Leur éradication est un mythe

Par 25ansbidonvilles.org, 10 février 2016

Par 
Historien

 
 Le 3 février dernier, le plus grand bidonville de Paris a été évacué. Près de 400 Roms vivaient depuis le mois de juin dans ce campement installé sur les rails désaffectés de la « Petite ceinture », dans le XVIIIe arrondissement, au Nord de Paris. De Calais à Paris, y-a-t-il une résurgence des bidonvilles en France ? Ils n’ont en réalité jamais vraiment disparu, explique l’historien Yvan Gastaut.
Le bidonville de la « Petite ceinture », dans le Nord de Paris, a été évacué par la police le 3 février 2016 (A. JOCARD/AFP).

 

Les bidonvilles sont d’actualité en ce début d’année 2016 à travers non seulement le camp de Calais mais aussi l’évacuation fort médiatisée d’un campement de près de 400 Roms installés depuis quelques mois sur les rails désaffectés de la « Petite ceinture » dans le nord de Paris.

La France, qui vivait dans l’illusion d’une éradication des bidonvilles depuis les années 1960 et 1970, vit cette réalité avec traumatisme : non, les bidonvilles n’ont pas disparu ! La politique volontariste de l’État, menée au début de la Ve République, semble s’être égarée en cours de route.

Retour sur cette période que d’aucuns semblent revivre aujourd’hui.

 

Ils concernent en majorité des étrangers

Le problème du logement s’est posé avec acuité pendant les Trente Glorieuses, en particulier celui de l’habitat réservé aux travailleurs immigrés.

Recrutés en masse à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, ceux-ci n’ont bien souvent pas d’autre alternative que de s’installer dans des baraques à la périphérie des grandes villes françaises.

Si le problème n’est pas spécifique à l’immigration comme le démontre l’appel de l’abbé Pierre de l’hiver 1954, les populations logées en bidonvilles sont alors en majorité des étrangers.

La question des bidonvilles – ensemble de constructions légères édifiées avec des matériaux de fortune sur un terrain non aménagé, clôturé ou non [1] – a représenté un souci majeur pour les pouvoirs publics et plus largement l’opinion publique entre le milieu des années 1950 et le milieu des années 1960-70.

 

Un habitat insalubre, dangereux et avilissant 

À la différence des populations hébergées en hôtel, foyers ou garnis, la situation de ceux qui habitent en bidonville est paradoxale.

Les personnes vivent dans des baraques où elles sont « chez elles », ayant payé le prix du droit d’occupation des lieux, voire de la propriété. Dès lors, l’intérieur de l’habitation est un espace tout à fait privé. Pourtant, ces personnes ne sont pas « chez elles » dans la mesure où le bidonville n’est pas officiellement reconnu par la loi. Les habitants se trouvent ainsi en situation de précarité totale.

Il n’est guère de vague migratoire qui n’ait, au début, connu le stade du taudis : non seulement insalubre et dangereux pour la santé de ceux qui habitent, il est aussi avilissant sur le plan social et marque négativement ceux qui sont contraints d’y vivre.

En dépit de l’importance des flux d’Italiens, de Polonais et de Maghrébins, l’État français s’est toujours refusé à intervenir dans le domaine de l’habitat afin d’éviter d’officialiser sur le sol des concentrations de populations de différentes origines.

 

Une solution de fortune marquée par l’informalité

Avec la création de l’Office national d’immigration (ONI) en 1946, les pouvoirs publics commencent à s’atteler au dossier des logements précaires.

La seule forme d’habitat spécifique véritablement encouragée pour les migrants reste la cité de transit construite à partir de 1960 ou le foyer destiné à l’accueil tout aussi momentané de célibataires amenés à changer souvent d’emploi et de lieu de travail.

L’apparition de ces formes d’habitation strictement réglementées [2] est directement liée à la création de la SONACOTRA en 1956 par Eugène Claudius-Petit, alors ministre de la Reconstruction et acteur déterminant de la politique du logement d’après-guerre. Mais les opportunités de logement offertes par l’État étaient largement insuffisantes.

Aussi les bidonvilles – îlots plus ou moins étendus d’habitations insalubres et irrécupérables en tôles et en planches champignonnent sur les terrains vagues à la périphérie des communes – représentaient une solution de fortune marquée par l’informalité et l’illégalité pour faire face aux manquements des pouvoirs publics.

 

À partir de 1960, les annonces politiques se succèdent

L’intérêt relatif suscité par l’habitat des immigrés s’inscrit dans une réflexion plus globale sur le logement dans les années d’après-guerre en France.

Les évolutions sont nombreuses : création du Fonds national d’amélioration de l’habitat (FNAH) en 1948 ; première véritable mobilisation de l’opinion en 1954 ; création des Zones d’Urbanisation Protégée (ZUP) en 1958. À partir de 1960, les déclarations gouvernementales sur la disparition des bidonvilles se succèdent régulièrement.

À l’Assemblée nationale en 1964, on évoque pour la première fois la notion de « grands ensembles » comme un palliatif à l’habitat précaire [4] lors d’une séance de travail destinée à préparer une future loi sur « l’expropriation de terrain dans les bidonvilles ». Ces travaux aboutissent à la loi Debré du 14 décembre 1964 dont le principal objet était précisément l’éradication des bidonvilles.

Puis, en 1966, le vote de loi Nungesser (alors secrétaire d’État au logement), un colloque sur la migration algérienne [3] et la mise en place d’une Commission permanente interministérielle pour supprimer l’habitat précaire, s’inscrivent dans le Plan national de résorption des bidonvilles en 5 ans programmé par le ministère de l’Équipement, réajusté par la loi Vivien (alors secrétaire d’État au logement) du 10 juillet 1970.

 

Un manque persistant de solutions alternatives

Il faudra attendre encore une décennie voire plus, pour assister à l’éradication des « derniers » bidonvilles. Bien souvent il n’existe guère d’alternative : après la destruction de leur logement de fortune, certaines familles n’ont pas d’autre ressource que d’aller s’installer dans d’autres baraquements.

Souvent, par facilité, les autorités chargent des organisations privées de reloger les migrants en leur suggérant même de construire un taudis pour les familles dans un autre bidonville.

Au début des années 1960-70, cette question se pose avec de plus en plus d’acuité dans une opinion échaudée par le mouvement de mai 1968 qui perçoit les bidonvilles comme le revers de la médaille de la société capitaliste, la honte du pays.

Après le drame survenu dans un foyer d’Aubervilliers en janvier 1970 – la mort par asphyxie de quatre travailleurs immigrés – émotion et critiques redoublent au point d’obliger le gouvernement à donner des signes concrets de son action.

 

Le dernier bidonville est détruit officiellement en 1976

Le 12 février, le premier ministre Jacques Chaban-Delmas entreprend une visite impromptue de trois heures dans un bidonville d’Aubervilliers [5]. Après avoir constaté les difficiles conditions de vie, rencontré les habitants, il improvise une conférence de presse :

« J’ai pu constater des conditions d’existence insupportables et pourtant elles sont supportées par ceux qui les subissent (…), j’ai vu une cave où s’entassent des dizaines d’Africains dans des conditions inénarrables (…). J’ai vu un bidonville le long d’un canal, à un endroit appelé ‘le chemin de halage’ : dans la boue, avec les bruits incessants des pelles mécaniques qui creusent, des camions qui vont et viennent, en bref, un genre ‘Quai des brumes’ mais sans Michèle Morgan… Il y avait là des centaines de familles : les hommes étaient au travail, il restait les femmes avec une multitude d’enfants (…). Il y avait longtemps que je n’avais pas vu un pareil spectacle. »

Selon Jacques Chaban-Delmas, il faut parvenir à résorber entièrement les bidonvilles de la région parisienne pour 1972. Le projet gouvernemental de “Nouvelle société” ne peut être effectif qu’avec la fin de ce mode d’habitat précaire, symbole de l’anti-modernité [6].

Les mesures prises sont davantage suivies d’effets à partir de 1972-73 et les bidonvilles semblent disparaître peu à peu même si en 1975, le président Giscard d’Estaing visite encore dans l’un d’entre eux à Marseille [7]. Le 16 mars 1976, le dernier grand bidonville du pays, celui du quartier de La Digue des Français, est officiellement détruit à Nice.

Leur éradication officielle n’est qu’une façade

Quant aux cités de transit, conçues en matériau provisoire pour reloger les familles, elles sont vite apparues comme un insuffisant remède aux maux du bidonville doublé d’un lieu de ségrégation.

Motivés par le succès de la politique d’éradication des baraquements, les pouvoirs publics ont pris d’importantes initiatives, débloqué des crédits élevés pour précipiter la résorption des cités de transit au début des années 1980 : les « dernières » seront détruites à Nanterre en 1985.

Pourtant, en y regardant de plus près, cette éradication officielle n’est qu’une façade : de nouveaux bidonvilles sont apparus ça et là dans les années qui ont suivi sans que les médias n’y attachent grande importance.

Avec les récentes affaires, il était temps de s’en rendre compte pour qu’enfin, tombe le mythe de la disparition de ce type d’habitat qui semble avoir encore de l’avenir.

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[1] Définition adoptée en vue du recensement des bidonvilles en 1966 par le ministère de l’Intérieur.

[2] Les normes de construction, de gestion, les règles d’occupation des foyers étaient minutieusement stipulées au Journal Officiel : par exemple, il ne fallait y habiter plus de cinq années.

[3] Association France-Algérie, Colloque sur la migration algérienne en France, 13-15 octobre 1966 : le problème des bidonvilles fut soulevé par le président de l’association Edmond Michelet en présence de Michel Massenet (DPM), Eugène Claudius Petit (SONACOTRA) et Roland Nungesser secrétaire d’Etat au Logement.

[4] Ministère de l’Equipement et du Logement, ministère des Affaires sociales, Pour une politique concertée du relogement et de l’action socio-éducative appliquée à la résorption des bidonvilles, 201 p., mai 1967.

[5] Michel Massenet, délégué du Premier ministre pour la question des travailleurs immigrés s’était rendu au nom du Gouvernement dans plusieurs bidonvilles notamment à Marseille, Champigny ; Cf. Francette Vidal, Le bidonville de la Campa, in Esprit, avril 1966.

[6] Le Monde, L’Humanité, 13 février 1970.

[7] Voir le film documentaire réalisé et programmé en 1993 par l’émission Saga-cités sur FR3 consacré à l’histoire des bidonvilles de Marseille.